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illustration mythe et légende - Les Amis de Bayard

Pourquoi le mythe de Bayard

Bayard fait partie des grandes figures mythiques de la France du Moyen Âge, au même titre que Du Guesclin et Jeanne d’Arc. Il se distingue cependant de ces derniers par le fait qu’il n’est pas considéré comme un sauveur du pays, mais comme l’ambassadeur le plus exemplaire des règles de la chevalerie. Son aura relève en effet plus de la moralité que de ses nombreux faits d’armes, mais, comme les autres, Bayard a souvent été cité comme une référence ultime, comme un idéal à atteindre, comme une légende, celle du « Chevalier sans peur et sans reproche ». 

    Alors, mythe ou légende ? De nombreux historiens ont tenté de ramener la vie de Bayard à la stricte vérité historique. Ce n’est pas l’objet de cet exposé, qui consiste plutôt à analyser le mythe lui-même, ses origines, son fonctionnement, ses mécanismes psychologiques et sociologiques. Mais qu’est-ce qu’un mythe ? Nous allons dans un premier temps essayer d’en dégager une définition appropriée au sujet qui nous intéresse ici, à savoir le mythe de Bayard, et cela au travers de quelques définitions différentielles préalables, avant de tenter d’en analyser le fonctionnement dans un deuxième temps. 

I – Quelques définitions différentielles

a) Le caractère vraisemblable : la légende

    Contrairement aux contes qui sont des récits poétiques qui nous introduisent dans des mondes imaginaires, les légendes ont un caractère vraisemblable et font le récit d’événements qui ont eu lieu ou qui auraient pu avoir lieu. Ces dernières, en effet, reposent souvent sur des faits historiques qui ont été transformés, amplifiés et magnifiés. 

    Les légendes se différencient également des allégories qui, elles, emploient une chose concrète comme signe d’une autre chose en général abstraite ou encore une notion morale difficile à représenter directement. Les allégories représentent donc une idée abstraite formulée par du concret (la faucheuse, comme allégorie de la mort). 

    Le caractère vraisemblable, même s’il est amplifié ou magnifié, correspond bien à l’histoire de Bayard, personnage ayant réellement existé, même si, en effet, ses faits d’armes ont pu être exagérés. Le Bayard strictement historique nous est certainement parvenu, au fil des siècles, comme un Bayard légendaire, tout en ayant conservé son caractère vraisemblable. 

b) Le caractère « merveilleux » : le mythe

    Les contes et légendes ont en commun de décrire des récits sur le plan du « merveilleux », plus axés sur des univers enchantés pour les contes, et plus marqués par le caractère extraordinaire pour les légendes. Il faut dire que les contes et légendes agissent pour l’homme, autant l’un que l’autre, comme des miroirs, dévoilant ses défauts et ses haines, mais lui faisant aussi connaître ses idéaux. C’est même cette particularité qui fait que le surnaturel vient embellir de la même façon le conte ou la légende. Cette particularité, c’est le mythe, et l’on peut dire, en revenant à Bayard, que son histoire réelle est devenue légende par l’intermédiaire d’un mythe. 

    Les mythes apportent en effet leurs fonctions particulières aux légendes ou aux contes. Ils font référence aux vérités — ou valeurs universelles — et se retrouvent dans toutes les cultures et dans tous les pays. Ils évoluent en fonction du temps et de la dispersion géographique des cultures.  

 

    Les mythes peuvent consister en récits mettant en scène des êtres ou des actions imaginaires, ou encore des fantasmes collectifs (chasse cosmique et constellations). Ils peuvent aussi être des allégories philosophiques (mythe de la caverne de Platon). Ils peuvent enfin enjoliver des ensembles de croyances, de représentations idéalisées autour d’un personnage, d’un phénomène, d’un événement historique, qui leur donnent une force et une intensité particulières. C’est bien à ce dernier type de mythe qu’il faut attribuer les expressions mythe de l’argent, mythe napoléonien, ou encore mythe de Bayard.  

c) Les archétypes, briques élémentaires des mythes

    Les mythes sont trop complexes pour être compris d’emblée. Ils procèdent par associations d’archétypes, plus élémentaires, donc plus simples. Autrement dit, plusieurs archétypes apparaissent dans un mythe, en en éclairant chacun un aspect précis, et en agissant chaque fois comme une facette particulière de ce dernier. Si un mythe pouvait à lui seul constituer une histoire, il ne pourrait pas en être de même pour un archétype, qui, lui, n’en serait qu’une péripétie. 

    Les archétypes sont donc nombreux et variés, et, comme les mythes, ils apparaissent aussi bien dans les contes que dans les légendes. Ils y forment des catégories symboliques qui, en psychologie, tendent à orienter le sujet vers son évolution intérieure et qui, en sociologie, tendent à structurer les cultures et les mentalités. 

    À titre d’exemples, on peut citer quelques archétypes (le magicien, le meneur, le sage, l’amoureux, le vertueux, le justicier, le protecteur, l’amuseur provocateur, le rusé, le créateur et, bien sûr, le héros). 

    Les archétypes de héros sont de loin les plus nombreux, mais on peut en distinguer deux catégories. La première, certainement la plus répandue, est celle des héros de puissance, celle des éternels vainqueurs, tels Hercule, Thésée, Achille, Arthur, ou encore Ivanhoé. Ils correspondent en psychologie au complexe d’Œdipe de Freud, où le jeune garçon est en situation de rivalité avec son père vis-à-vis de sa mère. La seconde est moins connue, plus sourde, mais elle peut être plus lourde de conséquences. Il s’agit des héros d’importance qui, malgré leurs victoires, subissent plus souvent des échecs, en les acceptant, mais en les transformant toutefois en garantie d’une plus grande postérité, tels Ulysse, Jeanne d’Arc, Saint-Exupéry ou encore Jésus (toute considération religieuse mise à part). Toujours en langage de psychologie, cette catégorie a été identifiée sous le terme de « fils amant » par Pierre Solié, de l’école jungienne, après les événements de mai 68 en France. 

d) Importance du symbolique

    Les archétypes, définis antérieurement comme des catégories symboliques, renvoient donc aux symboles. Plus précisément, les archétypes sont souvent caractérisés par l’association d’un symbole (au sens d’un personnage, d’un objet ou d’un signe), et d’une émotion. Ils constituent véritablement des potentiels d’énergie psychique constitutifs de toute activité humaine. 

    Cependant, dans ce couple symbole/émotion, c’est l’émotion (au sens émotion-sentiment) qui est première, et c’est elle qui va déclencher l’apparition d’un symbole associé. Il nous faut pour cela rentrer véritablement dans le domaine psychologique pour tenter d’en comprendre le ou les mécanismes. Aborder les mythes sous l’aspect psychologique n’a rien de surprenant. En effet, les mythes ne naissent pas d’une volonté formelle, ils s’imposent d’eux-mêmes soit à l’individu, soit au sein de la collectivité : ils résultent en réalité d’un besoin, d’un manque de références, de modèles à suivre, de buts à atteindre ou plus simplement d’une nécessité de se donner une belle raison de vivre. 

II – Le fonctionnement des mythes

    Partons pour cela des actions réelles d’un individu (Bayard, en l’occurrence), mais d’actions suffisamment étonnantes ou brillantes pour être remarquées et racontées, et tentons de comprendre comment ces faits historiques réels peuvent devenir des faits historiques modifiés, magnifiés en légende, passant à la postérité. On s’aidera pour cela de la figure 1-a. 

    Considérons un fait historique remarquable. S’il l’est vraiment, il ne peut pas manquer de susciter une émotion, un sentiment (d’admiration, par exemple) d’autant plus fort que le fait paraît désintéressé. Ce sentiment est vécu par le conscient (on peut en parler), mais également par l’inconscient. Or, par définition, l’inconscient ne pouvant parler, il réveille un archétype enfoui dans cet inconscient, qui ne fait que suggérer (au cours d’une méditation, d’un rêve…) une image au conscient. La plupart du temps, cela passe inaperçu, mais, parfois, le conscient traduit cette image en un symbole, plus identifiable pour lui. C’est en ce sens que nous avons dit antérieurement qu’un archétype peut être révélé au conscient par l’association d’une émotion et d’un symbole (on trouvera dans l’œuvre de Jung des développements plus détaillés de ce mécanisme psychique très complexe. Jung était un élève de Freud, qui a précisé et développé les concepts du maître). 

    Lorsque plusieurs faits historiques voisins et complémentaires sont ainsi traduits en symboles, ils révèlent donc l’existence sous- jacente de plusieurs archétypes, eux aussi voisins et complémentaires, chacun modulant ou ajoutant à l’ensemble son aspect spécifique, sa propre facette éclairante. C’est cet ensemble qui est appelé un mythe (figure 1-b). 

Il nous paraît intéressant de souligner que le mythe appartient au monde de l’inconscient, la légende n’en étant que la traduction dans le conscient, avec pour conséquence la transformation, la modification des faits historiques objectifs en faits historiques subjectifs. 

    Les figures 2 et 3 tentent d’illustrer de manière sommaire quelques étapes de la transformation des faits historiques en légende, puis de la légende aux archétypes. 

III - Les difficultés de l’historien

    Il est toujours difficile pour un historien de rétablir l’histoire réellement passée lorsqu’une légende a modifié cette dernière, et le nombre d’écrits controversés sur l’histoire de Bayard en témoigne. Dans ce cas particulier, les premiers biographes de Bayard (Symphorien Champier, Jacques de Mailles et Aymar du Rivail) ne se sont pas conduits en véritables historiens, soit par intérêt, dans la mesure où des liens trop étroits les liaient à la famille de Bayard, soit par émotion, comme semblent l’indiquer des mots trop empreints de sentimentalité dans le titre de leur ouvrage (Les Gestes, ensemble la vie du preulx chevalier…; La Très Joyeuse, Plaisante et Récréative Histoire…). 

    Il est donc très difficile de connaître l’absolue vérité. Les historiens n’ont comme substrats d’études que des documents qu’il faut rechercher, comparer entre eux ; il faut en étudier et multiplier les sources, évaluer les croisements de données, bref, il s’agit là de toute une recherche, longue et souvent difficile. Cependant, ce n’est pas tant ce problème de recherches documentaires qui me paraît le plus pertinent : c’est souvent l’extrapolation des résultats que l’historien, en tant qu’homme (c’est-à-dire être humain soumis comme tous les autres à ses émotions), peut en faire. Il lui est nécessaire, plus qu’à un autre, de ne pas se laisser attirer ou importuner (pour amorcer la métaphore maritime) par les écueils psychologiques qu’il frôle sans cesse. Rien ne le garantit en effet d’une émotion qui peut, à son insu, être à l’origine d’un archétype réactionnel (du type du redresseur de torts, du justicier), et le conduire vers son propre mythe. Il est possible que cela soit par exemple arrivé à Camille Monnet, qui est pourtant considéré, à juste titre, comme l’un des meilleurs historiens de Bayard. Alors, pourquoi faut-il, par exemple, qu’il ajoute à l’histoire de Bayard la possibilité de l’émasculation de ce dernier au cours de l’épisode de Brescia, alors qu’il n’en a jamais été question auparavant ? Même si cela est possible, voire plausible, cela n’est pas nécessairement opportun. On peut penser, à sa décharge, qu’il a sans doute mis en évidence au cours de ses recherches tant d’erreurs manifestes que cela a pu déclencher en lui une émotion réactionnelle d’agacement. Si ce n’est pas cette émotion qui est condamnable, c’est peut-être la non-recherche du symbole qui est sous-jacent. 

    Certes, le travail d’un historien est difficile car il me semble nécessaire qu’il fasse le point sur sa propre psychologie avant de publier ses résultats. On ne peut pas passer directement d’une légende à l’histoire objective sans avoir auparavant analysé ses émotions et sans,  au moins, avoir tenté de découvrir en partie les mécanismes de son propre inconscient en s’ingéniant à suivre une démarche inverse et rétrograde du mécanisme développé antérieurement. 

IV – Les dérives possibles du symbole

    Nous avons repris sur la figure 4 le mécanisme de l’émergence d’un symbole. Il arrive qu’un archétype, enfoui dans l’inconscient collectif, soit sollicité par une émotion. Cette excitation de l’archétype se traduit par l’émergence d’une image (imago) dans l’inconscient personnel (l’inconscient personnel est une expression de Jung, que Freud avait mise en évidence sous le terme de préconscient). Dans ce processus idéal d’enrichissement de la conscience, cette image devient symbole, accessible alors au conscient. Le symbole doit ensuite être accepté par le conscient, puis métabolisé (au sens de vécu avec) pour que cet enrichissement puisse être efficace. 

    Il arrive cependant que le symbole ne soit pas reconnu, donc ni accepté ni métabolisé par le conscient (figure 5). Il se transforme alors en « signe », ce dernier pouvant être réactivé, même par autrui, et, dans ce cas, souvent de manière itérative. C’est ce qui se passe dans le domaine religieux où les rites sont nombreux (le signe de croix, par exemple). Il arrive également que cette réactivation itérative soit effectuée à des fins moins avouables, comme par le pouvoir politique — le mythe de Bayard a ainsi été sollicité depuis des siècles jusqu’à la moitié du xxe siècle dans le but de rassembler les Français sous le même pouvoir— ou encore à des fins mercantiles, pour mieux vendre des produits dits de qualité supérieure. On trouvera dans les figures 6 et 7 des exemples de telles dérives. 

V – Conclusions

    On peut parler du « mythe de Bayard » lorsque l’on parle de psychologie, mais, si l’on s’adresse à l’histoire, il serait sans doute plus pertinent de parler de la « légende de Bayard ». 

 

    Le chevalier Bayard a réellement existé, mais il en est absolument de même pour son mythe (ou sa légende). Les opposer ne semble pas très constructif, les réunir serait plus judicieux. 

 

    Si l’on s’adresse à l’histoire objective du personnage Pierre (du) Terrail, il est alors nécessaire de différencier sa vie de sa légende. C’est ici le travail difficile des biographes et des historiens qui, dans ce cas, ont probablement à se méfier de leurs propres angoisses ou émotions, de leur propre psychologie. Ce n’est alors pas toujours évident, mais cela fait sans aucun doute partie de leur responsabilité.

 

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